Traverser l’océan, contre les vents dominants

Partir pour plus d’un mois en mer, dans le sens contraire au vent

Je débarque à Sao Nicolau. Un grand bateau turquoise m’attend seul au mouillage. Djelali. Le capitaine, Robin, m’accueille. Mélanie, Doriane, Marianne, Jade et Victor, je rencontre mon nouvel équipage. Ce groupe d’artistes navigue depuis 6 mois pour partager leur art dans les pays visités. 

Je plonge depuis le bateau dans la nuit noire. La mer s’illumine avec mes mouvements. Pour la première fois, je nage dans le plancton bioluminescent si fascinant. Un bon présage. Le Djelali est un grand bateau de 17 mètres. Découvrir un nouveau bateau est comme un jeu d’enfant, où le but est de découvrir toutes les astuces pour habiter dans un si petit espace. La maison de Robin et Mélanie, ce bateau vie. Je m’installe dans le dortoir avec quatre petites couchettes superposées. Je peux oublier l’intimité pour les 40 prochains jours. 

Après un nettoyage de la coque, les derniers approvisionnements, la soirée d’adieu : nous sommes prêts à quitter le Cap Vert. Au dernier moment, nous apprenons que nous devons repasser à Mindelo pour faire les papiers de sortie. Le départ est avancé. Nous partons à minuit dans la nuit noire, je suis déjà couchée. 

Je suis réveillée en sueur, secouée par le roulis du bateau, dans ma minuscule couchette superposée. Je finis par sortir prendre l’air dans le cockpit. Le bateau est incliné à plus de 45° à bâbord. Le bateau gîte beaucoup m’avait-on prévenu. Je ne m’attendais pas à une telle vue plongeante sur la mer. Il faut s’habituer à vivre constamment accroché. Le mal de mer est violent. Mon repas nourrira la mer. La nausée passe momentanément, pour revenir encore plus fortement au prochain réveil. J’avais oublié ce qu’était une navigation au près, avec de la houle. Cette première nuit est horrible.

Djelali, une réplique du Joshua, le célèbre voilier de Bernard Moitessier

J’imagine les trente prochains jours de mer qui m’attendent. 1 mois de navigation au près, à remonter en sens contraire au vent. Pas seulement long, mais surtout inconfortable et fatiguant, ma courte expérience aux canaries m’a marquée. La France paraît si loin. La navigation, interminable. Pour la première fois, je doute très fortement d’en être capable. Quelle idée de rentrer en bateau, alors que je pourrais être de retour en France en quelques heures d’avion. Je ne pourrais pas expliquer ce choix qui dépasse le seul bilan carbone. La cohérence écologique ? L’envie de retrouver la mer, la voie lactée et les dauphins phosphorescents ? Le budget de PAMacée, après un crowdfunding jamais clôturé ? L’entêtement, après avoir renoncé à voler au Sénégal toute l’année ? L’appréhension du retour à la réalité occidentale, après quatre mois hors du monde ?  Le besoin de temps pour intégrer tout l’acquis de cette période probablement la plus libre et riche de ma vie?. Quoi qu’il en soit, ce choix me paraît bien stupide, à subir les mouvements du bateau. Je pourrais encore m’arrêter à Mindelo, et décoller avec le prochain vol de rapatriement, ou des vols commerciaux qui reprennent dans deux semaines. J’envisage l’idée une seconde. Mais pas sérieusement. Si tentant, mais une fois lancée, je ne peux déjà plus abandonner. 

Ultime adieu à Mindelo. Nous quittons Sao Vicente et longeons Santo Antao. Je regarde ces deux îles disparaître progressivement dans la nuit qui tombe. Je quitte le Cap Vert pour de bon. « Oh, on a en peut-être pour 3 semaines avant les Açores. » m’annonce Robin tout naturellement. Une semaine de plus que ce que j’estimais. « Mais de toute façon, une fois parti, on oublie le nombre de jours. »   Mes premières heures en tout cas, je les ai senties passer. Cette navigation va être longue, mais plus moyen de retourner en arrière.

Fini le rêve, place à la réalité d’une navigation au près mouvementée

La gîte, la houle, le vent. Nous sommes trempés. Finie la croisière, cette navigation va être sportive. Les premiers jours sont éprouvants. Pourtant, mon quotidien se résume à barrer – manger – vomir – dormir. C’est fou ce qu’on peut être fatigué sans rien faire en mer. Chaque seconde à l’intérieur du bateau est comptée. Le meilleur moyen d’avoir la nausée. Marianne, insensible au mal de mer, me propose de me servir une infusion à la menthe et un bol de pommes de terre, m’évitant d’interminables minutes dans le carré. Jamais je ne pourrais assez la remercier. Les moindres gestes d’attention prennent une valeur inestimable en ces premiers jours en mer.

Aller aux toilettes s’avère probablement l’opération la plus périlleuse de toute la navigation. Le risque de chavirer en mer est quasiment nul. Le danger principal, en dehors de l’incendie, est de tomber à l’eau. Hors de question de traverser le minuscule couloir, à moitié baissée pour m’enfermer dans une pièce minuscule avec la gîte et le roulis du bateau : c’est le mal de mer assuré. La nuit est noire, la houle est grosse, la gîte est forte. Vêtue de mon gilet de sauvetage, attachée aux lignes de survie, j’enjambe le gréement du bateau en cherchant à taton des prises stables entre la planche de surf et l’annexe. J’atteins la queue de malet (l’arrière du bateau). Ca serait bête de mourir ainsi. Opération réussie. Le phytoplanctons illuminé sous mes pieds, je valide ces toilettes improvisées au plancher pailleté.

Le mal de mer vide intérieurement. Intégralement. La nausée est violente, mais passagère. Mais la perte d’énergie, elle, est continue. La moindre activité devient une épreuve. Le plus gênant n’est pas tant par l’inclinaison du bateau, qui rend tout plus compliqué, mais la perte de toute volonté. Plus d’appétit, plus d’énergie, plus d’envie. Je m’impose un défi par jour, pour reprendre possession de mon corps et mon esprit. Difficile d’imaginer pour ceux qui n’ont jamais navigué que faire un taboulé le deuxième jour de navigation au près représente un défi de taille. La cuisine est l’épreuve la plus redoutée, car obligé de rester dans le carré, le risque de mal de mer est élevé. Fière de mon idée stratégique, un repas qui n’a pas besoin de cuisson sur le feu, je rassemble les ingrédients le plus rapidement possible pour sortir les découper dans le cockpit. Tout va bien jusque là. Il ne reste plus que l’assaisonnement. Huile d’olive, sel poivre, c’est déjà trop pour mon estomac. Mon mal de mer valait le coup, mon repas est un succès. Un peu plus d’huile et il aurait été parfait. 

Quel remède naturel réussira à combattre mon mal de mer ? La menthe, réputée anti-vomitif, ne m’a pas convaincue. Mais j’ai trouvé l’aliment idéal. Le manioc. Sain, nourrissant, savoureux, cette racine bouillie n’a jamais été aussi délicieuse. Un doux souvenir du Cap Vert en même temps. Mon appétit revient. Je savoure la dorade coryphène fraîchement pêchée à la sauce fruit de la passion. Le mal de mer a disparu. Qu’est ce que je me sens bien ! Je retrouve doucement le goût à la vie et savoure à nouveau le plaisir de la navigation. Regarder la mer pendant des heures inlassablement. Barrer seule dans la nuit noire au milieu de l’océan. Sentir la force des vagues et du vent. 

Le mal de mer est parti, mais l’appréhension persiste. Cuire un œuf, prendre une douche, regarder un film, ouvrir un livre :  je reprends des activités précautionneusement. Il pourrait encore revenir à n’importe quel moment. Je me retrouve embarquée dans un cours de sextant. Le principe est attirant : se localiser sur carte sans GPS au milieu de l’océan. En pratique, c’est faire une série applications numériques avec des formules interminables dignes de colle de prépas. Si j’ai supporté ce cours de physique dans le carré, je crois que le mal de mer est passé définitivement. 

Le vie reprend son cours doucement 

Qu’est-ce qu’on peut bien faire, pendant un mois au milieu de l’océan ? Un confinement volontaire, sans téléphone pour communiquer avec ses proches, ni internet pour combler ses journées. Pas même de sortir pour des courses ou footing à proximité de la maison. 

Il est temps d’attaquer le montage vidéo de PAMacée. L’appréhension du mal de mer est remplacée par l’appréhension du travail à mener. 6 mois d’enquête. Une trentaine d’interviews. X heures de rushes. Trop de matière et pas assez. Par quoi commencer ? Au bout de 5 jours je trouve enfin le courage de me lancer. Le montage de vidéo et l’écriture de la narration occuperont désormais une bonne partie de mes heures libres, entre les quarts et les nuits entrecoupées. 

Une semaine de navigation. Les jours rallongent. La mer se calme. La houle faiblit. Le ciel se dégage. Les premières étoiles filantes apparaissent, pas encore la voie lactée. Robin prépare un délicieux “wanderbrot” à la sauce fruit de la passion. Le concours de gâteau est lancé. Victor ne s’arrête pas de cuisiner. Le voyage culinaire a commencé. Entre les goûters, les apéros et les repas au milieu de la nuit, se nourrir devient une autre activité majeure qui rythme nos journées. Les répétitions de musique dans le cockpit deviennent le rituel quotidien. Jade à la clarinette, Doriane et Robin à la trompette et Mélanie à l’accordéon. Barrer sous des airs de Foro, en attendant de guetter le rayon vert. Les journées défilent au rythme des repas, répétitions de musiques et spectacles des couchers de soleil.

Le rythme est pris. L’espace temps est déformé. Nous sommes en mer depuis toujours et nous pourrions ne jamais arriver. Marianne est notre calendrier. Elle est la seule à réussir à suivre le décompte des jours qui nous dépasse. Enfin des couchers de soleil aux couleurs hallucinantes et des ciels étoilés époustouflants. En compagnie de Mélanie et Robin, je découvre les bases d’astronomie et je réalise avec honte l’étendue de mon ignorance. Je commençais de loin, sachant à peine reconnaître la voie lactée il y a 6 mois. J’apprends à me repérer sur les hémisphères célestes, distinguer les planètes, identifier les constellations, observer les nébuleuses aux lunettes. Plus de doute entre Mars, Jupiter et Saturne. Je reconnais le Scorpion, la couronne boréale, Pégase sans hésiter. 

À moins de 200 milles de l’arrivée, la mer surprend

Alors que nous pensions être presque arrivés, à moins de 200 milles marins des Açores, le vent est tombé. La pétole redoutée a commencé. Mais qu’est-ce que c’est beau cette mer d’huile d’un bleu vif sous un soleil éclatant ! L’occasion de tester la baignade tractée. Je plonge accrochée à un bout. Je suis dans l’eau avec un fond à plus 2000 mètres de profondeur. La diffraction des rayons du soleil sous l’eau est divine. Je nage dans les sillages du bateau. J’aurais jamais cru sentir ce que c’est d’être un dauphin. Savoir s’émerveiller du quotidien marin, comme faire la vaisselle avec des phytoplanctons illuminés ou regarder le plafond de ma couchette, étincelant avec les cristaux de sels qui forment des paillettes argentées.

 Le vent revient en pleine face. Changement de cap obligé. Pendant combien de temps allons-nous continuer à naviguer au milieu de l’Atlantique droit vers New York ? La motivation de l’équipage prend un coup. Toujours pas un seul mammifère marin de toute la traversée ! Nous devons nous contenter d’observer inlassablement les « galères portugaises », des méduses n’arrêtent pas de dériver à nos côtés. Soudainement, j’aperçois un aileron noir sortir de l’eau. Un deuxième. Un troisième. Comme des dauphins, en bien plus lents et plus imposants. Énormes cétacés, ils nagent tranquillement, sans aucune considération pour Djelali. Je redeviens un enfant. J’ai vu mon premier banc de globicéphales. Le vent faiblit. On met le moteur. le vent a tourné. Il souffle à nouveau. On trace direct, sous spi, vers les Açores ! 

Le ballet des Fous de Bassan ne s’arrête pas depuis deux jours. Après deux semaines à observer une mer presque inhabitée, le spectacle des oiseaux qui virevoltent autour du bateau est fascinant. Je découvre la terre en me réveillant. L’île verdoyante s’approche doucement. Nous sommes arrivés à Horta, sur l’île de Faial, dans l’archipel des Açores, après 14 jours au milieu de l’océan.

L’arrivée à Horta, île de Faial aux Açores, après 2 semaines de mer