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Chili. Sa forme est intrigante. Sa silhouette allongée impressionne autant que son étroiture surprend. On pourrait croire à une mauvaise pioche dans le jeu géopolitique de « découpe les frontières de ton pays ». Mais, en regardant de plus près, on découvre à l’inverse que ses frontières sont d’abord dues à la géographie naturelle du pays. Et quelle géographie !
Océan, désert, Andes, volcans, vallées, fleuves, champs de glace… Le Chili est une terre d’extrêmes et, comme le dit la poétesse Gabriela Mistral, une terre de contradictions, entre douceur et désolation.
Ci-contre, la carte du Chili. La région de la Araucanía se trouve dans la « zona sur », la zone sud du pays.
Lors des 12 mois passés dans la région de la Araucanía, j’ai pu y découvrir ses plantes médicinales, ses forêts, ses habitants, ses histoires, au travers de pérégrinations complétées par de nombreuses discussions et lectures. Je souhaite les retranscrire et les enrichir au travers d’articles.
Alors…Venga p’aca (viens par là) comme on dit ici !
Une géographie hors du commun
Fermé à l’Est par la muraille des Andes, à l’Ouest par l’impétueux (et mal nommé) Pacifique, au Nord par le désert d’Atacama, le désert le plus aride du monde, et au Sud par la Patagonie qui se termine par le redoutable cap Horn, le Chili est une île créée par les mouvements de la Terre, secouée du Nord jusqu’aux portes de la Patagonie par de violents séismes.
Les frontières naturelles du Chili l’isolent autant qu’elles le protègent de l’extérieur. Ses vallées intérieurs et ses fleuves découpent le pays et y façonnent des façons de vivre. Ses territoires sont si divers que l’on peut se demander ce qui unit un habitant du désert d’Atacama au Nord, un pêcheur de Caleta Tortel en Patagonie, et un baqueano* de l’Araucanía Andine** ?
*baqueanos est le nom donné aux éleveurs de bétails et bucherons de la cordillère de cette zone, toujours sur leur cheval et accompagnés d’un ou plusieurs chiens. **(la partie de la Cordillère des Andes comprises dans la région de la Araucanía, au centre sud du pays)
La biodiversité du Chili est à l’image de ses territoires : d’une très grande variété, et près de la moitié sont endémiques. Ses barrières naturelles limitent les échanges avec la biodiversité des territoires voisins. Les chilien.ne.s parlent d’espèces (de faune ou flore) natives. Une espèce est native si elle n’a pas été importée, si elle est présente sur le territoire depuis longtemps. C’est-à-dire que ce terme « natif » remonte à l’arrivée des européens. Ainsi, du XVIème siècle jusqu’à aujourd’hui, des espèces ont été progressivement introduites, accidentellement ou intentionnellement (notamment pour l’agriculture, avec des espèces comme le bourdon bombus terrestris, le pin pinus radiata ou l’eucalyptus eucalyptus globulus).
Wallmapu, la terre Mapuche
De cette immense « île » qu’est le Chili, j’ai appris à connaître la région de la Araucanía, principalement dans sa partie Est : la Araucanía andine. Chaque jour se révèlent un peu plus du territoire et de ses habitants ancestraux, le peuple Mapuche. Leur terre, appelée Wallmapu, s’étend de Nahuelbuta au fleuve Tolten, et inclut également une zone d’Argentine frontalière. Plus au Sud, c’est la Patagonie, plus au Nord, on se rapproche de la métropole, puis du désert. Entre les deux, la terre mapuche Wallmapu ou ce qu’il en reste… En effet, depuis son invasion par le Chili en 1861, ce territoire a fortement diminué passant de 33 millions d’hectares à seulement 400 000 hectares aujourd’hui [1].
La vallée centrale de la région de la Araucanía, entre la côte et la cordillère, est un lieu de revendications de droits et de terres, et un lieu de luttes qui ont commencé à l’arrivée des espagnols. Ces luttes ont continué après l’indépendance du Chili en 1810 et elles se sont intensifiées lors de l’invasion de Wallmapu en 1861. Cette invasion appelée “Pacification de la Araucanía” s’est accompagnée d’une oppression du peuple Mapuche tant physique (violences, meurtres, vols de terres) que culturelle au travers de l’instauration d’une logique de discrimination systémique qui perdure encore de nos jours. Cette oppression se retrouve aussi envers le territoire (déforestation, projets miniers, centrales hydrauliques).
La région de la Araucanía est aussi appelée la frontière. C’est en effet le dernier bastion de résistance aux envahisseurs : d’abord la couronne espagnole au XVIème siècle, puis l’Etat chilien. Le terme frontière montre une cicatrice du passé, qui ne se referme pas. II y a encore quelques générations (160 ans soit avant son invasion par le Chili en 1861), toute cette zone était indépendante, uniquement peuplée par ses habitants ancestraux : le peuple Mapuche. De Mapu : terre-territoire-source de vie, che : gens, Mapuche peut être traduit par “les habitant de la terre”, mais le terme est plus à comprendre dans le sens de “un être de plus parmi cette terre/cet univers”. Leur mode de vie, comme la plupart des peuples originaires d’Amérique du Sud (et du monde), se base sur une intégration profonde à l’écosystème dont ils font partie. La place des plantes aromatiques et médicinales (PAM) et du lawen (remède) témoigne de ce lien entretenu avec le territoire. La place des plantes médicinales, la pierre angulaire de notre exploration, est à relier avec de nombreux autres sujets. En effet, pour comprendre la répartition et l’évolution des savoirs et des usages des plantes, il est indispensable de se pencher sur l’histoire de la région (et ses histoires), de la croiser avec ses territoires et ses habitants, pour comprendre sa structure actuelle et les luttes de pouvoir qui l’imprègnent.
Campesinos : une tradition d’usage des plantes
Dans la région, qui compte environ un million d’habitants, un tiers vit en zone rurale. Un autre tiers vit à la capitale régionale Temuco. Le dernier tiers se repartit entre la trentaine de village de la région. La zone « périurbaine » que l’on connaît bien en France, n’est pas ici un élement constitutif du territoire. Il en résulte une répartition de la population entre : urbain.e.s de Temuco, villageois.e proche de la ruralité, et campesinos y campesinas (terme qui peut être traduit par paysans et paysannes).
Plus généralement, campesina désigne une personne vivant sur un terrain hors de la ville, pratiquant une agriculture familiale, et vivant selon les traditions et savoirs ruraux, notamment sur les plantes médicinales dont l’usage est très répandu : 70% de la population déclare avoir recours à la médecine alternative [0]. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ceci. Premièrement, les savoirs et la tradition mapuche millénaire [1] maintiennent une grande confiance envers la pharmacopée de plantes régionales. En parallèle, les risques liés à l’usage des médicaments chimiques génèrent une certaine méfiance [0]. Par ailleurs, le coût des médicaments est un frein dans un pays où l’accès gratuit aux soins n’existe pas.
Enfin, la faible accessibilité à des médicaments dans les zones rurales est un autre facteur qui rend leur usage peu répandu. Le village où j’ai vécu quatre mois, Melipeuco, en est un exemple. Il compte une pharmacie et une boutique d’herboristerie Lamamin vendant des remèdes à base de plantes.
En parallèle de ce constat, il faut relever que plusieurs menaces altèrent les savoirs [2] et l’accès aux plantes. Par exemple, l’accelération de la déforestation, le parcellement des terrains et la plantation de monocultures de pin et d’eucalyptus mettent gravement en danger l’accès à la flore sylvestre et la préservation de sa biodiversité. [3],[4].
D’où viennent les savoirs relatifs aux PAM dans la région de la Araucanía et comment ont-ils évolué ? Qui les detient ? Quel importance des PAM dans la culture mapuche, et comment les savoirs autochtones et campesinos se sont-ils hybridés ? Quelles conséquences de l’oppression de la culture mapuche par le système chilien sur les traditions liées aux plantes ? Quelles conséquences de l’imaginaire de la modernité et du « pays développé » ? En quoi le système extractiviste qui caractérise le Chili ainsi que de nombreux autres pays d’Amérique du Sud est-il néfaste pour les savoirs et mode de vie traditionnels ?
Les réponses à ces questions vont venir au fil des articles. Elles vont être complétées par des reflexions sur la situation du Chili, tant au travers de son histoire que d’analyses sur la situation actuelle, ce qui va permettre de mieux comprendre la place des plantes médicinales dans le territoire.
Nous allons notamment investiguer les conséquences de la colonisation sur le Chili d’aujourd’hui, nous allons voir que le système néolibéral implanté par la force au Chili lors la dicature de Pinochet (1973- 1989) est directement lié à une perdition de savoir et d’accès aux plantes, qui poursuit la même dynamique aujourd’hui encore.
Je vous invite à croiser ces réflexions avec la situation de la France, tant sur le plan des plantes médicinales que sur celui de notre histoire, notre présent et notre futur. J’espère que ces articles ouvriront d’autres espaces dans les discussions, d’autres imaginaires, de l’espoir.
Au plaisir de partager ces réflexions avec vous !
Pour terminer, voici un poème d’Anselmo Raquileo, avec une traduction et accompagné de la version originale.
- [0] Fitoterapia, sus orígenes, características y situación en Chile.M.Avello, I Cisternas. 2010
- [1] Huertas familiares y communitarias. cultivando soberania alimentaria. J.Tomàs Ibarra, J.Caviedes, A.Barreau, N.Pessa.
- [2] EL USO ACTUAL DE PLANTAS NATIVAS SILVESTRES Y COMESTIBLES EN POBLACIONES MAPUCHES DEL NO DE LA PATAGONIA A.Ladio. 2003
- [3] ESPACIOS ECOLÓGICO-CULTURALES EN UN TERRITORIO MAPUCHE DE LA REGIÓN DE LA ARAUCANÍA EN CHILE. ZN Ceballos. 2012
- [4]. Pueblo Mapuche, Expansión Forestal y Poder Local. Mackinnon, P. y S. McFall 2000