Campesinas : gardiennes du savoir

La jardinera « La jardinière », de l’artiste Violeta Parra, figure majeure du folklore chilien.
Reprise par Nadia Szachniuk
« Les fleurs de mon jardin sont mes infirmières
tu hériteras de ces fleurs, viens te soigner avec elles »

De l’autonomie rurale

Hors des villes et villages le mode de vie rural, appelé campesino, façonne la vie des habitant.e.s du sud chilien. Leur richesse ne se compte pas en pesos car la Araucania est monétairement la plus pauvre du Chili. Ne possédant que de peu de moyens financiers, les habitant.e.s ont en conséquence une certaine autonomie dans leur façon de vivre, de se nourrir et de se soigner. Leur richesse se trouve dans les savoirs que ces personnes ont de leur environnement. Ces savoirs et des tâches associées sont répartis de manière genrée. Les travaux du bois et du bétail sont assurées par les hommes, sur leur propre terre ou celle de grands propriétaires – les fameux latifundios -. Les femmes campesinas ont aujourd’hui également un travail rémunéré. Elles possèdent en parallèle les savoirs-faire liés l’autoproduction alimentaire au travers du jardin potager et médicinal (que l’on peut qualifier d’agroécologique), de la cuisine traditionnelle et des artisanats de la laine, de l’échange et la garde des semences.

Atelier de transmission de savoir sur le travail du copihue. Crédit photo @copihueras

Longtemps perçus comme des signes de pauvreté, ne rapportant pas d’argent, et donc dénigrés, ces savoirs de campesinas sont aujourd’hui nettement plus mis en valeur par les premières concernées. Les campesinas s’organisent souvent en coopératives et associations. Néanmoins ces savoirs sont paradoxalement plus menacés qu’avant dans la fragile transmission qu’il en est fait aux nouvelles générations : la période de la dictature de Pinochet a grandement bouleversé cette transmission. Provenant de l’hybridation des savoirs des colons européens et du peuple autochtone Mapuche qui s’est faite depuis l’invasion du territoire Mapuche Wallmapu par le Chili en 1861, le mode de vie campesino est un élément constitutif de l’habiter rural.

Le kume mogen : les valeurs de « bien vivre »

Dans la région de la Araucania rurale et de la cordillère sont ancrées de nombreuses pratiques que l’on voit prendre de l’ampleur en France. Parmis elle : manger des aliments de qualité, produits sur place, sans pesticides, en réutilisant les graines d’une année sur l’autre. Connaître les plantes qui soignent : les lawen, et leur posologie, les cultiver ou les cueillir. Transmettre les tenants de la récolte en forêt, des cycles de la lune et des saisons. Échanger ces plantes, ces graines et les savoirs qui y sont relatifs comme la façon de les conserver, de les consommer, de les faire germer.

« Les plantes valent plus que la pharmacie », mural de Maher, du collectif artiste ALAPINTA

Ces pratiques campesinas transmettent des valeurs de respect et une connaissance empirique de la nature. Pourtant, à l’arrivée des colons au XIXème siècle, on ne peut pas dire que ces valeurs aient été représentatives de l’attitude des colons envers le territoire de Wallmapu et ses habitants humains et non humains. Les valeurs campesinas tirent probablement leur source de l’adaptation des descendant.e.s colons et particulièrement les femmes sur le territoire de Wallmapu. Petit à petit les connaissances des descendant.e.s de colons campesinas ont rejoint de manière plus ou moins consciente les valeurs de respect de la terre (la mapu). Ces valeurs sont la base du kume mogen : la notion de « bien vivre » mapuche. Les savoirs et mode de vie des Mapuche sont eux consciemment basés sur le kume mogen. Le respect et la connaissance de la nature en sont des fondamentaux

Les plantes médicinales, un usage commun aux Mapuche et campesinos

J’ai d’abord été surprise de constater que les savoirs des campesinas et des Mapuche partagent de nombreux points en commun alors que je m’imaginais une séparation nette entre ces deux identités. Au fil des rencontres, je me suis rendue compte qu’il est difficile de séparer strictement « Mapuche » d’un côté et « campesino » de l’autre. En fait, plus de 80% des chilien.ne.s sont des métis Mapuche et européens. En général, une personne se défini comme Mapuche si elle et sa famille vivent la culture Mapuche.

Toutes les personnes Mapuche ou non habitant au campo (la campagne ou la montagne) utilisent les plantes médicinales. Comme chez nous, ce n’est que si la douleur ou la maladie persiste qu’ils et elles vont se rendre chez un.e soignant.e. Dans la Araucania, on peut se rendre chez le médecin ou bien chez la machi (guérisseuse Mapuche) ou encore le « recomposeur d’os » (ngütamchefe mapuche). Dans le cas des petits problèmes de santé qui arrivent quotidiennement, l’automédication se fait plutôt par les plantes que par les médicaments chimiques qui sont bien plus cher.

Une blessure ? Le matico ! Mal aux reins ? Une infusion de boldo ! Ces plantes sont endémiques et répandues dans la zone centro-sud chilienne. Ou plutôt, étaient répandues, car la déforestation massive de la forêt native diminue drastiquement la répartition des plantes sauvages. Il devient de plus en plus difficile de trouver des plantes médicinales, et à long terme, la raréfication des plantes va entrainer une perte de savoir sur leur usage.

De plus, dans le contexte actuel chilien (NB : le Chili a depuis la dictature de Pinochet, une constitution militaire néolibérale), ces valeurs et savoirs que portent un grand nombre de Mapuche et de femmes campesinas en deviennent politiques. Ils s’opposent au modèle d’extraction de ressources boisées et minérales, à la marchandisation du vivant, à la monoculture des latifundios, à la monétisation des relations et des échanges.

Les peintures murales nous apprennent bien plus que les musées officiels sur la mémoire collective. Ici, une fresque illustrant les plantes médicinales locales et leurs usages. A droite est représentée une machi, autorité spirituelle et guérisseuse mapuche très respectée. La machi utilise les plantes locales, cueillies ou cultivées, pour soigner les malades.

Planter une variété locale, se soigner par les plantes, planter un arbre natif plutôt qu’un pin, cueillir une plante de la forêt, se nourrir de son jardin, ne pas y verser de pesticides, connaître le nom des arbres natifs…sont autant de gestes prenant source dans une volonté de vivre avec son environnement, et rejoignant la vision du kume mogen mapuche. Le kume mogen, et plus généralement la vision Mapuche, est diamétralement opposée à la marchandisation du vivant pronée par le modèle néolibéral chilien. 

Melipeuco, les campesinas s’organisent en association

A Melipeuco, une commune dont le village a émergé après l’arrivée des colons il y a moins d’un siècle, nichée au pied du volcan Llaima, à la confluence de quatre torrents et autant de coulées de lave pétrifiée, les fêtes locales sont révélatrices de l’histoire des différentes formes d’habiter le territoire. 

Melipeuco, village de la pré-cordillère. Le volcan Llaima, surplombant le village.
Panneau à l’entrée du terrain de rodeo des baqueanos de Melipeuco.

La fête du baqueano (le « cowboy/gaucho » local) est une démonstration de traditions. Le personnage à l’honneur est le baqueano : un homme travaillant la cordillère, tantôt bûcheron tantôt berger, souvent contrebandier, qui connaît tous les recoins de la cordillère. Cette figure et leur travail dans la cordillère sont des éléments ayant façonné l’histoire de Melipeuco. Il est commun de voir passer un baqueano à cheval habillé de son poncho de laine et accompagné de son chien. Les plus anciens baqueanos sont des descendants de première génération de colons (arrivé dans la première moitié du XXème siècle !), et cette identité se base sur la colonisation par l’exploitation de ressources (ici, de bois et bétail). Les visiteurs découvrant la région et le village de Melipeuco peuvent se rendre dans son musée touristique, vitrine de l’histoire du territoire, où il y est conté son histoire bûcheronne, les machines à vapeur et le dur labeur des hommes y travaillant. Mais cette version officielle de l’histoire ne dit pas un mot sur l’identité Mapuche présente pourtant depuis plusieurs milliers d’années, ou des femmes campesinas, qui sont pourtant tout autant présente.

En habitant plusieurs mois sur place, j’ai découvert que la mémoire des habitants me montrait de nombreuses versions de l’histoire locale, où l’identité bûcheronne des « baqueanos » n’était plus l’unique existante. Au contraire, l’identité multiculturelle de Melipeuco dévoile une importante toile d’identité et de savoirs, comme ceux que détaillés plus haut.

La fête de la laine met en avant les savoirs des campesinas autour de la laine, mais également autour des plantes médicinales, de la gastronomie et de l’agriculture familiale.

Pour faire entendre leur voix face à l’invisibilisation faite par celles et ceux qui décide de l’histoire officielle du territoire, un groupe de campesina (Mapuche et non Mapuche) s’est organisé en association visant à valoriser leur savoirs-faire du travail de la laine, de la connaissance de plantes médicinales, de cuisine traditionnelle, de travail du copihue, et de jardin potager. Elles organisent chaque année un festival où sont mis en avant leurs travaux et les savoirs qui y sont associés : la fête de la laine. Cette fête locale, en investissant l’espace publique, permet d’affirmer l’existence et l’importance de ces savoirs et de leur production, et plus généralement, l’identité des femmes campesinas. L’identité et l’histoire Mapuche, et celle des femmes campesinas sont invisibilisées de l’histoire officielle de Melipeuco, et plus généralement de l’histoire officielle du Chili, mais elles sont présentes et bien vivantes dans le territoire. Entre le festival des baqueanos et la fête de la laine des campesinas, ce sont deux figures locales qui sont représentées, chacune associé à des histoires et des valeurs différentes, qui forme aujourd’hui l’identité complexe de ce territoire.